Pour dénoncer les atrocités du champ de bataille, en 1894 le Douanier Rousseau sort de ses rêves de jungle et peint une grande toile cauchemardesque qui revisite les codes de l’histoire de l’art.
Sur sa monture noire, une furieuse jeune fille brandit glaive et flambeau, et survole un charnier humain rongé par les corbeaux. À l’arrière-plan, le soleil embrase le ciel, la terre est calcinée. C’est l’apocalypse ! Cette vision dramatique tranche dans l’œuvre d’Henri Rousseau, dit "le Douanier Rousseau", plutôt connu pour ses peintures oniriques de jungles luxuriantes. Ce "gabelou", simple agent des ports sur la Seine, n’a jamais voyagé plus loin que le Jardin des Plantes, mais il a été durablement marqué par le conflit franco-prussien de 1870. En 1894, l’artiste pacifiste achève La Guerre, également intitulée La Chevauchée de la discorde. Moquée pour son style naïf par certains, encensée par d’autres, cette grande huile fait couler beaucoup d’encre lors de son exposition au Salon des indépendants. Elle stupéfait l’écrivain Alfred Jarry, qui en commande la gravure pour sa revue L’Ymagier. La suite de l’histoire est bien plus romanesque, puisque le tableau fut perdu pendant une trentaine d’années, avant d’être retrouvé après la Seconde Guerre mondiale, en 1946, dans une grange.
Henri Rousseau revisite les codes de l’allégorie classique
La guerre est personnifiée sous les traits d’une jeune fille en robe blanche, effrayante avec sa chevelure hirsute. Elle tient les attributs martiaux, une épée et une torche enflammée à l’épaisse traînée grise. Au centre de la composition, le cheval aux allures fantastiques évoque les destriers des redoutables cavaliers de l’Apocalypse.
L’influence surprenante d’un dessin de presse sur l’œuvre d’Henri Rousseau
Ayant passé une partie de son enfance à Angers (Maine-et-Loire), Henri Rousseau a probablement vu l’immense Tenture de l’Apocalypse, une tapisserie réalisée au XIVe siècle. Mais la source exacte utilisée par l’artiste est bien plus modeste : il s’agit d’une caricature du journal anarchiste L’Égalité montrant le tsar Alexandre III à cheval, survolant une marée de cadavres et suivi d’une nuée de corbeaux. L’image était légendée : "Partout où passait le mystérieux cheval noir, un malheur s’abattait, un crime était commis."
La puissance des couleurs pour peindre l’horreur de la guerre
L’usage des couleurs est incendiaire. Avec ses nuages en dégradé d’orange et de rouge, le ciel crépusculaire contraste avec la terre noire, brûlée comme du charbon. On imagine le feu des combats qui ont fait rage. Rousseau a aussi pris soin d’encadrer son paysage désolé d’arbres calcinés, aux branches mutilées, pour mieux nous contraindre à fixer l’atroce charnier de civils.
Henri Rousseau s’est-il peint parmi les cadavres ? Analyse d’un détail troublant
C’est un carnage au sol ! Parmi les cadavres au premier plan, un homme torse nu au pantalon rapiécé nous fixe du regard. Bras par-dessus tête, il toise le spectateur, comme pour le prendre à témoin des horreurs de la guerre. Certains critiques ont cru reconnaître en ce supplicié Henri Rousseau en personne…
POUR ALLER PLUS LOIN
Exposition
> Apocalypse, BNF, site François-Mitterrand, Paris. Jusqu’au 8 juin 2025. Tremblez, pauvres humains ! Des manuscrits enluminés médiévaux à l’art contemporain, la Bibliothèque nationale de France dévoile un stupéfiant panorama de 300 œuvres sur le thème de l’apocalypse, cette "révélation" qui joue sur nos peurs.
Biographie d'Henri Rousseau
1844 Naît à Laval, dans un milieu modeste. Arrête l’école à 17 ans.
1868 S’installe à Paris et épouse bientôt Clémence Boitard.
1871 Obtient un poste à l’Octroi de Paris. Commence la peinture.
1884 Copie au Louvre et expose au Salon des indépendants.
1893 Prend sa retraite anticipée pour se consacrer à la peinture.
1907-1909 Fréquente les milieux artistiques. Est condamné à deux ans avec sursis dans une affaire d’escroquerie.
1910 Alors qu’il commence à intéresser la critique et les collectionneurs, il meurt dans la misère, des suites d’une blessure à la jambe.