MC Solaar a sorti l'album « Triptyque : Lueurs célestes » le vendredi 15 mars. La nouvelle a valu au rappeur les honneurs de nombreux médias. Cette dernière œuvre masque pourtant mal qu'entre hiatus prolongés et disques dispensables, le génial auteur-interprète n'a rien fait de majeur depuis « Cinquième As »… Il y a tout juste 25 ans déjà. Au-delà de cette éclipse Solaar, un mystère reste à percer : comment expliquer qu'un artiste puisse enchaîner les chefs-d’œuvre à ses débuts… puis perdre le mojo pour le reste de sa carrière ?
C'est entendu, à une époque où Jul est un auteur-compositeur enregistré à la Sacem, MC Solaar est plus que jamais l'équivalent de Marcel Proust dans le monde du rap. Signe que l'artiste de 55 ans a toujours la carte, l'annonce de la sortie de Lueurs célestes, première pièce d'un triptyque en devenir a enflammé les médias, imposant sa sereine trombine et son débit doctement apaisé dans Libé, L'Obs, Télérama mais aussi BFMTV ou le C à vous de France 5. L'excitation ayant quelque chose de contagieux, on pique des deux oreilles sur le nouvel opus pour s'en faire une idée.
Sept chansons tout mouillé, pour 18 minutes 32 secondes de plaisir. Avec un dosage pareil, il faudra bien un triptyque pour atteindre la longueur d'un album normal. Une curiosité nous arrête encore : la sixième piste a pour titre Carpe Diem… formule latine déjà employée il y a 17 ans pour baptiser un morceau de Chapitre 7.
Aussi, un soupçon ne tarde pas à poindre. Et si le parolier capital de l'histoire du rap français avait perdu de sa superbe ? Interrogation qui recouvre un mystère : celui de ses artistes qui, après avoir tout cassé, filé tubes et chefs-d’œuvre une ou deux décennies durant, ne parviennent pas à marquer une époque qui semble ne plus devoir être la leur. Car le secret le mieux gardé de la promo médiatique de MC Solaar est celui-ci : voilà un quart de siècle qu'il n'a pas sorti un grand disque.
Trésor de guerre et facilités
Qui se souvient d'une seule chanson de Géopoétique, l'album de son précédent grand retour en 2017 ? Qui écoute encore la galette d'avant, Chapitre 7 ? Rembobinons encore un peu la bande – la nostalgie étant après tout le thème solaarien par excellence – jusqu'à Mach 6, que le rappeur a dégainé en 2003. Seul Hijo de Africa surnage encore, l'autre single, La Vie est Belle, est déjà suspect, lesté par son contestable refrain : « Comme un oiseau sans aile, je vole vers le ciel mais je sais que la vie est belle ».
Terrible mais vrai, il faut remonter à Cinquième As et son incroyable trésor de guerre – Lève toi et Rap, Les Colonies, Hasta la vista, La Belle et le Bad Boy, Arkansas, Baby Love, Dégâts collatéraux, RMI, L'homme qui voulait 3 milliards et bien sûr Solaar Pleure – pour retrouver l'évidence sous le mythe.
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Et ce n'est pas la dernière tentative du maître, Triptyque : Lueurs célestes donc, qui corrigera le tir. En tout cas selon Thomas Blondeau, journaliste spécialiste du rap et auteur de plusieurs livres sur la matière dont Le hip-hop (Fleurus, 2020) et coauteur de Combat Rap : « Je trouve que c'est un disque paresseux. En l'écoutant, je me suis dit : "En fait, il n'avait pas envie de faire un album et l'a fait quand même". C'est la même esthétique qu'avant, mais avec un côté un peu lazy (paresseux) et des musiques faciles ».
Pas faute pourtant d'avoir cherché à coller à son temps et au peloton du mainstream pour Buata Malela, professeur des universités en littératures francophones à Mayotte et auteur de MC Solaar, un artiste radicool (Camion blanc, 2022) : « Le dernier album est très calibré pop urbaine avec des titres toujours autour de 2 minutes, en attaquant directement par des refrains. »
« C'est quoi cette musique guez ? »
Une prudence commerciale qui s'accompagne naturellement d'une timidité musicale. Et c'est sans doute là où le bât blesse. « Il y a une platitude de la production, d'où un manque de souffle. Il est dans un truc très confortable alors qu'il lui faudrait une prise de risque, quelque chose qui l'obligerait à poser sa voix différemment. Je n'ai pas de conseil à lui donner mais si j'en avais je lui dirais de chercher d'autres producteurs », pointe Thomas Blondeau.
« Les artistes aujourd'hui sont multitâches. Pas lui, il ne compose pas ses musiques. Et c'est son problème car il dépend des conseils et des représentations des autres », plussoie Buata Malela : « Or, son cercle est peut-être has been ».
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Forcément, la terrible équation n'aide pas à brasser plus large. « Aujourd'hui, un album de MC Solaar propose un pacte d'écoute qui ne fonctionne que pour ceux qui connaissent déjà. Quand j'en écoute, mes filles me disent : "C'est quoi cette musique guez ?" (« guez » pour « merguez » et donc ringarde) », poursuit l'universitaire.
L'esthétique Solaar
Oui d'ailleurs, c'est quoi cette musique – qui, n'en déplaise au jeune public, n'est quand même pas tout à fait « guez » ? Car en l'espèce, si MC Solaar adopte à l'occasion des couleurs différentes, il ne varie pas sur ses fondamentaux.
Les instrumentations sont construites selon le schéma très régulier du « boom bap », soit un rythme en quatre temps faisant la part belle aux boîtes à rythme et aux samples (ces extraits piochés dans des chansons empruntées au répertoire d'un autre artiste et enchâssés dans le morceau). « Il est resté très jazz et chanson française », ponctue ici l'auteur de MC Solaar, un artiste radicool. Ce qui, associé au débit pour le moins ralenti de l'intéressé, cadre mal avec le goût contemporain – « autour de la trap et surtout la drill » soulève celui de Combat Rap, désignant des sous-genres du rap qui filent à toute berzingue.
Mais parler de Solaar, on l'a dit, c'est avant tout parler des textes. Les étiquettes de « rap conscient », de « rap poétique » lui collent à la peau. Au point parfois de coller à l'estomac comme autant de tartes à la crème. Il y a du vrai pourtant, encore faut-il prendre le temps de définir la poésie du zig. « On retrouve deux éléments très distincts dans ses compositions pour chaque album, un côté productions sérieuses, voire politique même si c'est moins frontal que chez d'autres, et un côté jeu, ego trip mais dans l'autodérision », commente Buata Malela.
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Et si MC Solaar cultive l'art de la fulgurance et du mot rare, cette dimension ludique envoie le poète plus facilement du côté de l'Oulipo que de Mallarmé. Hier comme aujourd'hui. Ainsi, dans Pierre-feuille, morceau de son nouvel album, il écrit « Dans les mangas, des baos, un mur de dazibao ».
Certes, on cherchera en vain un lien entre les beignets et les inscriptions que les maoïstes traçaient sur les murs mais cette gratuité n'est qu'apparente et fait signe vers l'allégeance du langage à la musicalité. « Il s'accorde le droit esthétique de jouer avec les sonorités, c'est sa marque de fabrique. En fait, il porte une esthétique fonctionnelle, au sens où elle sert soit le divertissement soit la critique », décrit l'universitaire.
Providence et malédictions
Un sens de l'image en mots qui rattrape toujours l'auditeur par la manche, mais désormais de manière plus diffuse. Suffisant pourtant pour garder espoir. « Je ne pense jamais qu'un artiste qui a fait un mauvais album est condamné à en refaire », souligne ainsi Thomas Blondeau, avant de suggérer : « Avec sa fibre artistique, il peut toujours ressurgir ailleurs… Un livre peut-être ? »
Car force est de constater que le rappeur, lui, n'imprime plus. Et le cas du patient Solaar n'est pas isolé. Ils sont nombreux à avoir vu leur carrière survivre à leur âge d'or, ne préservant de ce cimetière des éléphants que leur seul statut d'idole. Pour ne prendre qu'un exemple, les Rolling Stones ont échoué, comme nous l'évoquions ici, à signer un album majeur depuis l'album Some Girls… en 1978. Et ce, après avoir pourtant enquillé succès sur succès entre le milieu des années 1960 et cette fin des seventies, comme notre artiste, toutes proportions gardées, dans les années 1990. Comme si on pouvait perdre de vue son propre génie malgré ses efforts.
Un mystère traversé tout de même de quelques pistes. La première tient au fond à un effet d'optique. Notre jetterions un regard d'autant plus impitoyable sur le présent que le regard rétrospectif serait complaisant : « Ces artistes sont des pionniers. Et tout ce que font les pionniers apparaît toujours bon justement parce qu'ils n'ont pas de précédent », sourit Buata Malela.
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De surcroît, les pionniers doivent par nature bidouiller. « Il y a une contrainte technique qui pèse sur eux, ce qui oblige à une recherche sur le son, favorise la stimulation collective. Ça les pousse à donner le meilleur d'eux-mêmes », continue le prof. La tannée prend donc des airs de providence. Puis de malédiction : « Le contexte a changé, aujourd'hui il faut maîtriser d'autres techniques d'enregistrement. » Malheur donc à celui qui ne saura pas s'adapter.
Le perfectionnement du studio va de pair avec l'envol du numérique, et donc la dématérialisation du streaming et la temporalité plus nerveuse qu'elle implique. L'ère Spotify est dure pour ceux qui se sont accoutumés à passer plusieurs années à polir un album. « Il faut occuper le terrain maintenant. Or, ce n'est pas la logique d'un MC Solaar, et il ne va pas se mettre à jouer les gamins de vingt ans à sortir un album toutes les semaines », lance Thomas Blondeau.
« Sa pose l'a tué »
On ne peut blâmer l'époque que jusqu'à un certain point. C'est aussi l'âge des artères qui étouffe l'âge d'or. « Les artistes sont moins en phase avec le contexte quand ils se nourrissent moins de l'évolution culturelle. Il faut sortir, aller à des concerts. Savoir comment fonctionne une plateforme – je ne suis pas sûr que MC Solaar le sache, au fond », explique Buata Malela qui reprend : « Sa pose l'a tué. Des vacances éternelles avec une sortie de temps en temps mais pour faire quoi ? Une chanson qu'il a déjà faite, ou répondre à une invitation ici ou là ? C'est bon pour un retraité… Mais si on revient vraiment, il faut revoir son approche. » Et pourquoi pas aller au bout de l'oxygénation. « Il faut aussi oser travailler avec d'autres auteurs dans certains cas », avance Thomas Blondeau.
Bref, pour se retrouver, un artiste trop bien assis aurait surtout intérêt à retourner la table. Pour mieux remettre le couvert, et la main sur sa plus belle argenterie. À défaut, le public est ambitieux pour deux. « Je suis déçu et en colère à chaque sortie d'album mais ce n'est pas du ressentiment. C'est seulement qu'il faut toujours être exigeant avec les bons élèves », plaide le spécialiste. C'est le privilège des grands : on sait leur puissance de feu telle qu'on attend toujours le retour de flamme. Espérons-le de MC Solaar : on verra alors qui est vraiment cramé.