Beyoncé vient de dévoiler son nouvel album, COWBOY CARTER. Un opus infusé de sonorités country, comme une manière de réclamer un héritage musical trop longtemps associé à l’histoire blanche des États-Unis.
Qu’est-ce que la musique country ? Comment la définir ? D’aucuns diraient qu’elle se compose de quelques accords majeurs : la vie est dure et le whisky consommé sur la route est souvent une jolie manière de compenser. Ajoutez un refrain sur l’idée que le passé est meilleur que le présent, et vous n’êtes pas si éloigné·es de la vérité. C’est peut-être dans ce dernier précepte qu’est né le clivage racial dans lequel s’est engouffré la country. Dans le monde des Blancs, le passé fait office de chimère fantasmée. Et s’il a fallu attendre le 24 février 2024 pour qu’une femme noire occupe la première place du classement Hot Country Songs, d’autres ont préparé le terrain avant elle. Pourquoi les a-t-on oubliées ?
Lorsque Beyoncé Knowles Carter dévoile la sortie de son prochain projet en plein Super Bowl, elle met fin à des décennies d’effacement, célébrant l'héritage négligé de la musique country noire. Et si la question de qui peut faire de la country cache souvent celle de l’identité américaine, l’artiste annonce haut et fort une réalité souvent niée : définir qui peut faire de la country, c’est définir, en filigrane, qui peut se proclamer américain·e.
Alors que COWBOY CARTER, deuxième acte du triptyque débuté en 2022 avec l’album RENAISSANCE, est enfin sorti dans le monde entier ce vendredi 29 mars 2024, Vogue France décrypte la manière dont Beyoncé se sert de ce nouveau projet comme un outil politique, visant à rappeler au monde que les artistes noirs ont façonné l’histoire de la country, comme celle des États-Unis.
RENAISSANCE : un projet imaginé comme un triptyque par Beyoncé
Une femme est au volant. De dos, elle roule dans le désert américain, cheveux au vent, chapeau de cowboy sur la tête. À la radio, un banjo résonne. Elle accompagne la voix de Beyoncé. Sur le bord de la route, un groupe d'hommes lève les yeux devant un gigantesque panneau où la star apparaît en sous-vêtements rouges, grand sourire aux lèvres, et salue les passants. Les mots “TEXAS HOLD ‘EM” figurent à ses côtés en lettres peintes – comprendre : le titre du nouveau morceau de l’Américaine, comme un virage dans sa carrière, en ce qu’il reprend l’esthétique et les sonorités traditionnelles de la country. Cette vidéo a été diffusée le 11 février 2024, à l’occasion d’une publicité diffusée lors du Super Bowl.
Une semaine après Taylor Swift aux Grammy Awards, c’est au tour de Beyoncé d’utiliser un événement majeur, à l’audience monumentale (le Super Bowl est l'événement sportif le plus suivi dans le monde) pour annoncer la date de sortie de son prochain projet. En surimpression de la vidéo figurent les mots “act II” et la date du 29 mars : la date de sortie de COWBOY CARTER, huitième album de l’artiste.
Dévoilé en 2022, RENAISSANCE, septième album de l’artiste, était une célébration de la musique house, devenue dans l’imaginaire collectif une musique de danse pour les Blancs, alors qu’elle fut inventée par la communauté noire et queer de Chicago à la fin des années 1970, puis dans les années 1980. Un album concept donc, comme elle a pris l’habitude de les imaginer, et surtout le premier acte d’un nouveau projet, conçu comme la ré-appropriation de musiques dont l’histoire a été en partie effacée par une société américaine baignée de racisme. Avec COWBOY CARTER, Beyoncé continue sa route, en s’attaquant cette fois-ci à la country, pilier de la culture du sud des États-Unis s’il en est.
Beyoncé et la country : une histoire semée d’embûches
Malgré la surprise générale causée par l’annonce du nouvel album de Beyoncé, force est de reconnaître qu’il ne s’agit pas de sa première incursion dans le monde cartoonesque de la country. En 2016, dans Lemonade, son impressionnant sixième album, elle présentait le morceau “Daddy Lessons”, dont les sonorités flirtaient avec ce genre apparu dans le sud des États-Unis dans les années 1920, au cœur de la classe ouvrière américaine. Mais là où “Daddy Lessons” n’empruntait que des élans éclatés au genre musical , “TEXAS HOLD ‘EM” marque un pas supplémentaire pour la superstar dans l’univers des banjos et des harmonicas. En moins de quatre minutes, dans une chanson uptempo, la chanteuse énumère tous les symboles les plus évidents du genre, comme le verre de whisky que l’on boit au bar du coin. Avec “16 CARRIAGES”, le second morceau qu’elle a dévoilé dans la nuit et qui s’assimile davantage à une ballade sentimentale, Beyoncé se confie davantage sur sa vie personnelle, et notamment sur sa jeunesse passée à Houston : “À quinze ans, l'innocence s'est envolée / J'ai dû quitter ma maison très jeune / J'ai vu maman prier, j'ai vu papa travailler / Tous mes tendres problèmes, j'ai dû les laisser derrière moi”.
Toutefois, depuis la sortie de “Daddy Lessons”, le parcours de Beyoncé au cœur du pays de la country est également semé d’embûches. À titre d’exemple, la réception de la performance du morceau, que l’artiste a choisi de chanter lors de la 50ème édition des Country Music Association Awards, aux côtés des Dixie Chicks. Une performance reçue dans le mépris général, et un racisme banalisé à l’extrême. “Comment Beyoncé peut-elle être crédible en artiste country ?” se demande une partie de l’assemblée, ignorant sans doute à quel point la country est le fruit d’un melting-pot, entre l’immigration irlandaise, allemande, et la traite des esclaves, qui fait naître des années plus tard, la musique blues aux États-Unis. Cette dernière a largement nourri la country, bien que d’aucuns préféreraient ne pas le voir, ou dans ce cas, l’entendre. Le chanteur américain Travis Tritt est allé jusqu’à déclarer sur X (anciennement Twitter) : “En tant qu'artiste country, je me sens insulté par le fait que les Country Music Awards pensent que nous devons inviter une artiste pop pour attirer les foules” ou encore : “Apparemment, les Country Music Awards pense que Beyoncé est aussi pertinente pour la musique country que Loretta Lynn, Tammy Wynette ou Patsy Cline”.
Avec la sortie des singles “TEXAS HOLD ‘EM” et “16 CARRIAGES” à l’aube de 2024, Beyoncé a de nouveau fait face à un lever de bouclier raciste de la part du milieu de la country. En effet, les deux morceaux ont fait face à un refus de diffusion de la part d’une station de radio de l'Oklahoma, jusqu'à ce que les fans de l'artiste s'insurgent. Ce qui n’a pas empêché à Beyoncé d’entrer dans l’Histoire en devenant la première femme noire à atteindre la première place du classement Hot Country Songs. Un nouveau palier qu’elle a accompagné d’un texte, publié sur son compte Instagram : “J'espère que dans quelques années, la mention de la race d'un artiste, en ce qui concerne la diffusion de genres musicaux, n'aura plus lieu d'être. Cet album est le fruit de plus de cinq ans de travail. Il est né d'une expérience que j'ai vécue il y a plusieurs années, au cours de laquelle je ne me suis pas sentie la bienvenue... et il était très clair que je ne l'étais pas. Mais cette expérience m'a poussée à me plonger dans l'histoire de la musique country et à étudier nos riches archives musicales. Cela fait du bien de voir comment la musique peut unir tant de gens à travers le monde, tout en amplifiant les voix de certaines des personnes qui ont consacré une grande partie de leur vie à l'enseignement de notre histoire musicale. Les critiques auxquelles j'ai dû faire face lorsque je me suis lancé dans ce genre m'ont forcé à dépasser les limites qui m'avaient été imposées. act ii est le résultat d'un défi que je me suis lancée à moi-même, et du temps que j'ai pris pour plier et mélanger les genres afin de créer ce corpus de travail”. “Ce n'est pas un album de country, précise l'artiste, toujours sur Instagram. C'est un album de Beyoncé. C'est l'acte ii COWBOY CARTER, et je suis fière de le partager avec vous tous !”
Avec COWBOY CARTER, Beyoncé rend hommage aux artistes noir·es qui ont façonné la country
Tout au long de sa carrière, et notamment à travers ses différents documentaires, Beyoncé a souvent fait référence à son enfance heureuse passée au Texas, berceau du blues et la country. Afro-descendante, la chanteuse n’a que très récemment renoué avec ces deux genres, qu’elle revendique comme des musiques noires. Ainsi, d’aucuns peuvent remarquer la présence de la musicienne Rhiannon Giddens dans les crédits du titre “TEXAS HOLD ‘EM” (elle est la chanteuse, violoniste et banjoïste du groupe de country Carolina Chocolate Drops et rappelle fréquemment que le banjo était avant-tout un instrument noir, avant de devenir un instrument blanc). Sur “16 CARRIAGES”, c’est un autre célèbre musicien noir que l’on peut entendre jouer du lapsteel (un instrument à cordes conçu par des esclaves originaires d’Afrique du Sud déportés en Amérique) : Robert Randolph.
Alors que COWBOY CARTER est enfin disponible, il est possible d’explorer encore davantage la manière dont Beyoncé a souhaité rendre hommage, sur les 27 titres qui composent l’album, la contribution de la communauté noire à la musique country – tout en apportant sa propre pierre à l’édifice. Car oui, la country a eu des fondateurs noirs. Un homme comme le chanteur Roy Acuff, a partagé la scène avec Charley Pride, DeFord Bailey, joueur d’harmonica et descendant d'esclaves du Tennessee, et Ray Charles. Avec COWBOY CARTER, Beyoncé s’inscrit dans les pas de DeFord Bailey, tant ses chansons s’ancrent dans une réalité rurale du sud des États-Unis. Mais elle s’inscrit aussi dans les pas d’un Charley Pride, en chantant une sexualité rayonnante, à la fois brûlante et sacrée, comme la trace de rouge à lèvres laissée sur une cigarette dans le morceau “BODYGUARD”. Enfin, comme un Herb Jeffries, elle devient le cow-boy proche de la nature, et encore plus de ses armes.
La country n'est pas, comme beaucoup le pensent, un genre influencé par les Noirs sans que ces derniers n’aient jamais été présents. Les femmes noires, en particulier, sont présentes depuis les premiers jours, des studios, aux radios, de la scène aux remises de prix. Elles s’appellent Linda Martell, les Pointer Sisters, Rissi Palmer, Rhiannon Giddens, Mickey Guyton, Brittney Spencer, Reyna Roberts, pour n'en citer que quelques-unes. Et tandis que Beyoncé est devenue la première artiste noire à occuper la première place des hit-parades nationaux, elle en a convié quelques-unes sur ses propres morceaux, à l’instar de “BLACKBIIRD”, reprise inattendue des Beatles.
In fine, qu’est-ce qui fait l’essence de la musique country, elle dont les ancêtres s’étendent du Cameroun au Nigeria en passant par le Mali, l'Écosse, l'Angleterre et l'Irlande ? Peut-être un certain désir de rendre supportable le poids de l’existence, surtout quand celui-ci devient trop lourd à porter. Sur un morceau comme “TEXAS HOLD ‘EM”, c’est précisément ce que Beyoncé s’emploie à faire. Transformer la difficulté en une joie ludique, une lueur d’espoir dans la pénombre. Dans un article du Time intitulé “Comment Beyoncé s'inscrit-elle dans l'héritage historique de la country noire ?”, la compositrice et autrice de l’ouvrage My Black Country : A Journey Through Country Music's Black Past, Present, and Future (Ma country noire : un voyage à travers le passé, le présent et l'avenir de la musique country noire) Alice Randall voit en Beyoncé la fille spirituelle d’un Ray Charles, celle qui éclipsera le père. Après l’écoute du huitième album de l’artiste, on ne peut qu’acquiescer – qu’est-ce que COWBOY CARTER, si ce n’est une exploration nouvelle de la country, résolument modernisée. Ses contours sont complètement redéfinis, par exemple sur le morceau “SPAGHETTII” qui dresse un pont entre la country et le rap. En conviant des artistes aussi cultes et différents, de Dolly Parton à Miley Cyrus, en passant par Shaboozey ou Willie Nelson, Beyoncé s’adresse à quiconque a un jour remis en cause sa légitimité à faire de la country. Et troque sa couronne de reine des abeilles pour un bon vieux chapeau de cow-boy.