Le phénomène Taylor Swift impacte la société états-unienne à une échelle rarement atteinte par le passé. La pop star américaine, en concert à Paris jusqu’au 12 mai, peut-elle inquiéter Donald Trump dans sa course à la présidence ?
Son impact sur l’industrie musicale ne faisait déjà plus de doute. Entre sa tournée s’apprêtant à générer plus de 2 milliards de dollars et le départ en flèche de son nouvel album The Tortured Poet Department, qui s’est écoulé à 2,6 millions d’exemplaires en une semaine, Taylor Swift est un poids lourd du milieu.
Récemment, la chanteuse est devenue la première artiste milliardaire à avoir atteint ce niveau de patrimoine grâce aux seuls revenus générés par sa musique. Véritable icône pop, l’artiste la plus écoutée au monde en 2023 est aujourd’hui capable de doper l’économie de villes entières au passage de sa tournée. Un impact considérable pour « la bien-aimée de l’Amérique » élue personnalité de l’année par le magazine Time l’an passé. Dans la plus grande salle d’Europe – La Défense Arena de Nanterre –, ce sont de véritables marées humaines de swifties – nom attribué à ses fans – qui se presseront du 9 au 12 mai 2024.
Pour ces quatre représentations, l’artiste aux 12 grammys se produira devant une salle comble : 35 000 spectateurs chaque soir. Mais, derrière ces chiffres stratosphériques, résultats d’une communauté hyper-engagée, l’influence de Taylor Swift semble prendre une nouvelle dimension. À l’approche des élections américaines, la parole de l’American Sweetheart vaut de l’or.
De la country à la pop, de l’apolitisme à l’engagement
Sur le papier, Taylor Swift a tout pour plaire aux républicains, de son physique à la musique country qui l’a fait connaître. Issue d’une famille bourgeoise chrétienne pratiquante de Pennsylvanie, elle passe son enfance entre la chorale de son église, les cours d’équitation et l’école privée. À l’adolescence, déjà prête à entamer sa carrière, elle convainc ses parents de déménager à Nashville, berceau de la musique country.
Tout s’enchaîne très vite. La jeune femme sort son premier album à 16 ans. Robe d’été et paire de santiags aux pieds, elle incarne une Amérique intemporelle, ne fait pas de vague et contrôle son image. Ses paroles parlent d’amour ou d’amitié. Dans les années 2010, la chanteuse plaît aux conservateurs et reçoit même le soutien de groupes suprémacistes. Certains l’imaginent comme leur petite amie secrète, la « girl next door », leur « déesse aryenne ». Son virage pop, en 2012, va pourtant révolutionner son image. Elle quitte son Tennessee adoptif pour rejoindre New York, s’entourant, entre autres, de Max Martin, producteur le plus influent des années 2000, dont le nom est associé aux succès de Britney Spears, Pink, Katy Perry ou Justin Bieber.
Dans ces mêmes années, ses engagements s’amorcent, prenant d’abord pour cible l’industrie qui l’a vu grandir. Elle parvient à faire plier Spotify ou encore Apple Music en obtenant une revalorisation – relative – de la rémunération du streaming pour les artistes. En parallèle, elle se voit dépossédée de son catalogue musical par son ancien label, qui le revend à un fonds d’investissement pour 300 millions de dollars. L’artiste réenregistre alors ses propres versions de ses morceaux phares et demande à ses fans de ne plus écouter les anciennes. Maligne et combative, elle devient une figure de l’empouvoirement des femmes.
Et malgré les réticences de son entourage, Taylor Swift souhaite prendre la parole en politique. La jeune artiste laisse peu à peu entrevoir ses opinions démocrates. Pour Elsa Grassy, maîtresse de conférences en études états-uniennes à l’université de Strasbourg, « c’est le harcèlement qu’elle a subi qui l’a poussée à une prise de conscience ».
Peu à peu, Taylor Swift donne de la voix, défend les femmes, les minorités sexuelles, ethniques, le droit à l’avortement, et incite son public à aller voter. Dès 2018, elle parraine le candidat démocrate Phil Bredesen dans son État natal en pleine course au Sénat, avant d’appeler à voter Joe Biden en 2020. Dans le documentaire Netflix Miss Americana, la chanteuse regrette de ne pas s’être opposée à Trump dès 2016 : « Je dois être du bon côté de l’histoire. »
Utilisé comme générique du documentaire, le titre inédit Only The Young révèle aussi ses convictions, évoquant la violence armée dans les écoles et les conséquences de l’élection passée. Un hymne à la jeunesse, et une aubaine pour le président Joe Biden qui essaie de rajeunir son image : « Depuis toujours, la musique est utilisée en politique comme un facteur de coolitude » , décrit Elsa Grassy. Biden peut en avoir besoin, car il est dans une passe compliquée avec la jeunesse, vu ce qu’il se passe dans les campus américains. »
Le pouvoir par l’influence
La rupture avec les trumpistes consommée, Taylor Swift est devenue la cible de théories conspirationnistes ubuesques. Sa nouvelle relation avec le footballeur américain Travis Kelce, une romance « trop parfaite » pour être vraie, serait une création du Pentagone et de George Soros pour faire gagner Joe Biden. Seulement, Taylor Swift dispose-t-elle du pouvoir que lui prêtent ses détracteurs dans l’élection qui opposera l’« ex » au président en exercice ? Aux États-Unis, les électeurs doivent se réinscrire à chaque élection.
En septembre 2023, lors de la journée nationale d’inscription sur les listes électorales, une simple story Instagram de la pop star suffit à faire exploser les compteurs : le site comptabilise 35 000 inscriptions de plus qu’un an auparavant et une hausse de 115 % chez les jeunes de 18 ans. Ce pouvoir de mobilisation, Elsa Grassy l’explique par la loyauté absolue de ses fans : « Cela lui vient de la country, où l’idée d’authenticité est extrêmement importante. Il faut être accessible. » Taylor Swift porte une attention particulière à ses fans, « en les invitant à des moments d’écoute chez elle ou sur ses réseaux sociaux. Au point qu’ils sont capables de se lever pour elle ».
Quant à l’affiliation politique des swifties, 64 % d’entre eux compteraient voter Biden, d’après une étude réalisée en février 2024 par l’institut de sondage Morning Consult. Des chiffres qui n’auraient d’impact sur le résultat final qu’en fonction de leur répartition géographique. En effet, seule une augmentation des votes pour Biden dans les swing states – États ayant pour habitude de tanguer entre démocrates et républicains – aurait une réelle répercussion.
Outre le pouvoir supposé de Taylor Swift dans les urnes, l’ire de l’extrême droite américaine, aux yeux du journaliste canadien Jeet Heer, serait avant tout liée à une misogynie profondément ancrée dans certaines franges de la société états-unienne. Si Taylor Swift ne va sans doute pas changer l’élection à elle seule, elle révèle au grand jour la violence d’une part des républicains qui n’hésitent pas à harceler, dénigrer, quitte à fracturer leur propre camp. Et donne ainsi du grain à moudre au président en exercice.