Yvette Horner est morte lundi à 95 ans. Icône indémodable du musette, l’artiste à la chevelure flamboyante avait commencé sa carrière en 1947 et donné son dernier concert en 2011.
Bon sang, que les clichés ont la peau dure ! Il lui en aura fallu, du courage, du talent, de la pugnacité, pour s’imposer, gagner ses galons un à un, dans un milieu où les « chauffe Marcel ! » étaient légion. Yvette Horner, un petit bout de femme de 1,53 mètre, immense choucroute sur la tête, brune ou rousse, perchée sur des talons, le pli de la jupe multicolore impeccable, des bijoux pétillants aux poignets, autour du cou, aux oreilles, perdus dans sa chevelure, a rejoint, lundi, le paradis des musiciens.
Premier prix de piano au conservatoire de Toulouse, sa mère choisit pour elle. Ce sera l’accordéon. Le monde croule sous les prix de piano féminins, aucune femme accordéoniste, lui dit-elle. Yvette ravale ses larmes. Elle aime trop ses parents pour les décevoir. Ce sera donc l’accordéon. « Maladivement perfectionniste », elle s’accroche à cet instrument, qui n’est alors pas enseigné au conservatoire : vous n’y songez pas, le piano du pauvre, on laisse ça aux paysans et aux ritals… Qu’importe, Yvette Horner relève le défi.
En 1948, elle est la première femme à remporter la Coupe du monde d’accordéon
Du haut de ses 14 ans, elle apprend à maîtriser l’instrument, ses rangées de notes nacrées, son souffle et son soufflet jusqu’à faire corps avec lui. Doigts engourdis, crampes, épaules douloureuses… Yvette s’entête, fait ses gammes au quotidien et joue dans les bals populaires, les samedis soir, les dimanches en matinée. Au milieu des flonflons, elle se familiarise avec le répertoire du musette et fait guincher les filles et les garçons. Elle adore ça. Regarder les couples virevolter au son d’une java, d’un paso doble ou d’un tango. En 1948, elle est la première femme à remporter la Coupe du monde d’accordéon. Un marathon accordéonistique, un truc totalement dingue qui perdure encore de nos jours.
Yvette enregistre ses premiers disques – elle en vendra des millions –, poursuit sa route et finit par croiser la grande boucle, dont elle sera reine. Le Tour de France l’embauche. Juchée sur le toit d’une voiture, elle devient l’une des stars les plus populaires, à la force du poignet, si l’on peut dire. Comme les forçats de la route qui pédalent à en crever, elle joue, debout, son corps épousant les nids-de-poule dans le bitume et les virages en tête d’épingle du col du Tourmalet. Elle joue, pour les coureurs, pour le public qui l’adopte, l’aime, l’ovationne. Elle est en sueur, le visage noirci par les moucherons, elle est en transe, sur un nuage, rien, ni la chaleur, ni la soif, ni la fatigue, ne fait obstacle. Le soir, après avoir claqué la bise au champion du jour, elle remonte sur le podium pour faire danser le public, jusqu’à pas d’heure.
En 1966, Antoine, dans ses Élucubrations, se moque d’elle : « L’autre jour, j’écoute la radio en me réveillant/C’était Yvette Horner qui jouait de l’accordéon/Ton accordéon me fatigue Yvette/Si tu jouais plutôt de la clarinette ». La rançon du succès. L’artiste n’en prend pas ombrage mais le paysage musical alors s’ouvre à d’autres sonorités. Le déclin du musette et des bals populaires épouse celui des trente glorieuses et de la classe ouvrière. L’un et l’autre disparaissent des écrans radars. La tentative pathétique de Giscard de jouer de l’accordéon en s’invitant à la table des français semble sceller à jamais le sort de cet instrument et de ses interprètes.
Yvette s’envole, loin du Paris qui ne bat plus les pavés, et de la rue de Lappe, où le Balajo est une attraction pour touristes, direction Nashville, où elle enregistre un album avec le roi de la country, Charlie McCoy. Il faut attendre les années 1980 pour que, soudain, l’accordéon, sorte de l’oubli. Côté jazz, Richard Galliano, Bernard Lubat sont à la manœuvre. Côté alternatif, les Garçons bouchers, les Négresses vertes remettent le piano à bretelles au goût du jour. Renaud enregistre le P’tit bal du samedi soir. Son disque fait un tabac. On redécouvre ce répertoire populaire et ses interprètes. C’est le retour d’Yvette Horner. On lui déroule un tapis rouge pour prendre la Bastille en 1989, avec l’Orchestre national de jazz sous la direction de Quincy Jones. Jean-Paul Gaultier dessine des robes-accordéons rien que pour elle. C’est totalement kitch, totalement avant-gardiste. Yvette savoure, pas dupe, mais heureuse, si heureuse.
Elle maîtrise à la perfection le répertoire musette, jazz, manouche, pop, classique
Sa petite maison au bord de la Marne, non loin des guinguettes, sent bon l’encaustique. Tout, des poignées de porte aux chenets de la cheminée, est en forme d’accordéon ou de clé de sol. Fantaisiste, audacieuse, elle ne craint pas de surprendre. Elle maîtrise à la perfection le répertoire musette, jazz, manouche, pop, classique. Rien ne l’effraie, tout l’amuse. En 1994, sur le plateau de Taratata, elle accompagne Boy George. Tous deux livrent une magnifique reprise de Summertime de Gershwin. En 1995, elle enregistre Paris-Broadway, des reprises de comédies musicales, accompagnée par le Jazz Orchestra et l’ensemble de cordes de l’Opéra de Paris. Deux ans plus tard, au Palais des Congrès, elle joue en compagnie de Marcel Azzola et l’orchestre philharmonique européen. Cette même année, 100 000 personnes l’acclament sur la pelouse de Reuilly aux côtés de Jimmy Somerville lors de la Nuit Europride. En 1999, elle se produit au théâtre du Châtelet aux côtés des danseurs de Maurice Béjart dans Casse-noisette. En 2011, elle apparaît dans l’album de Julien Doré, Bichon, et joue sur le titre Homosexuel…
Elle aura eu mille et une vies, traversé ce siècle, un éternel sourire aux lèvres. C’était une grande dame, une musicienne exigeante que rien ni personne n’effrayait, aimant surprendre, curieuse, sacrément audacieuse. « Cet instrument, disait-elle en parlant de l’accordéon avec son accent pyrénéen, c’est mon cœur qui bat. » Son cœur s’est arrêté. Pas l’accordéon, allez chauffe, chauffe, joue encore…